Pape Abdoulaye Touré remonte lentement la manche, puis le bas de son boubou. « C’est ici que les forces de défense m’ont frappé… Ici aussi ».
L’apprenti juriste sénégalais de 26 ans a été relâché de prison il y a trois semaines. Mais il n’oublie pas et veut que justice soit faite, au moment où le Sénégal débat d’une amnistie des actes aux violences politiques des trois dernières années.
Pape Abdoulaye Touré affirme avoir été poursuivi par des milices privées le 2 juin 2023, en pleine période d’agitation, puis « torturé » plusieurs heures par des gendarmes qui lui ont laissé de graves séquelles psychologiques et physiques, dont une fracture à la main et une autre à la jambe.
L’AFP n’a pu vérifier ces faits. La ministre de la Justice Aïssata Tall Sall assurait récemment que tous les actes de torture contre un prisonnier, et de manière générale tous les cas de recours injustifié à la force étaient sanctionnés, quels qu’en soient les auteurs.
Pour Pape Abdoulaye Touré, responsable d’un mouvement étudiant contestataire et fervent sympathisant de l’opposant antisystème Ousmane Sonko, pas question de dire oui au projet d’amnistie débattu mercredi à l’Assemblée nationale et proposé par le président Macky Sall pour « réconcilier » le pays après la commotion causée par le report surprise de la présidentielle.
Ce projet couvre tous les faits « se rapportant à des manifestations ou ayant des motivations politiques » commis entre le 1ᵉʳ février 2021 et le 25 février 2024, que leurs auteurs aient été jugés ou non.
Toutes les poursuites seraient automatiquement abandonnées, et les centaines d’opposants encore détenus recouvreraient aussitôt leur liberté, selon Me Moussa Sarr, un avocat qui suit les dossiers de plusieurs dizaines d’opposants emprisonnés.
« Notre devoir est de faire en sorte que ces violences, ces bavures, ces crimes, ces tortures, ces agressions physiques, psychologiques et morales ne restent pas impunis. Et la meilleure manière est de dire non à toute forme de loi d’amnistie, cherchant à gommer, à effacer pour l’histoire ces actes criminels commis par des hommes politiques de ce pays », dit M. Touré à l’AFP.
Besoin de vérité
Même si cela prive de liberté, voire d’élection son leader Ousmane Sonko, incarcéré depuis fin juillet 2023 pour « appel à l’insurrection » et rendu inéligible dans une affaire de diffamation contre un ministre ? « On ne peut accepter cette loi parce qu’elle a des conséquences plus importantes que la participation d’Ousmane Sonko » à l’élection, tranche-t-il, se disant persuadé que celui-ci est aussi contre la loi.
L’avis du jeune homme, toujours poursuivi pour « actes ou manœuvres de nature à compromettre la sécurité publique » et « participation à un mouvement insurrectionnel », paraît largement partagé parmi les centaines de détenus qui ont été remis en liberté provisoire ces dernières semaines dans le contexte de crise politique provoquée par le report de la présidentielle.
Les prisonniers et leur famille ont dit leur désaccord avec l’amnistie, corrobore Souleymane Djim, coordinateur d’un collectif de familles de détenus, car « on ne peut pardonner sans que les responsabilités soient situées », estime-t-il. Son organisation a recensé 526 libérations depuis le 15 février. Il reste environ le même nombre d’opposants derrière les barreaux.
« Les détenus n’ont jamais demandé à être libérés. Les 86 qui ont été jugés ont été relaxés, un seul a été condamné à 6 mois de sursis et la grande majorité n’ont jamais été entendus sur le fond », assure-t-il. Il exige de l’État des compensations.
« Nous n’avons pas peur de poursuites, parce que ce sont des charges créées de toutes pièces que rien ne peut étayer. Ils le font pour eux », insiste Yaya Coly, 45 ans, professeur de lettres modernes, qui vient d’être libéré.
« Je pense que cette amnistie va aider Macky Sall à effacer ses crimes », assure de son côté Bentaleb Sow, 28 ans, graphiste et communicant digital, proche d’Ousmane Sonko, qui dit avoir été arrêté et libéré arbitrairement. La ministre de la Justice a réfuté tout critère politique dans la libération récente des détenus.
« À cause de fausses accusations, tu perds ton boulot, tu es séparé de ta famille, de tes enfants, voilà. On a vécu des choses dont on voudrait vraiment des éclaircissements avant de demander le pardon sur quoi que ce soit », abonde Nafissatou Gueye, 36 ans.
Tous pensent aux dizaines de personnes tuées au cours de la contestation contre le pouvoir. L’impunité que signifierait selon eux l’amnistie leur est insupportable.
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